Chez Isabelle

 Jour 4 - 4 heures de marche, dénivelé +650 / -600 mètres

J’avais commencé à m’adapter au rythme du groupe, j’étais contente de ne plus être autant à la traîne, mais la randonnée s'annonçait difficile et j’étais un peu craintive. « Je sais que c’est normalement une randonnée de niveau 1, mais je souhaite vous proposer un parcours alternatif de niveau 2-3, car je sais que vous êtes en mesure de le faire ». J’ai regardé les autres membres du groupe, à la recherche de quelqu’un partageant la même crainte que moi, mais tout le monde était partant, évidemment.  J’ai fermé les yeux un moment, j’ai respiré profondément, et, intentionnellement, j’ai pris le soin de me rassurer et de me convaincre que j'étais capable de le faire, parce que sinon, je n’aurais pas vécu cette montée avec douceur, mais avec souffrance et violence (autoflagellation). Puis après, j'ai saisi fermement mes bâtons et j’ai hâté le pas afin de les rattraper. Notre guide avait raison, la vue était époustouflante.  En flanc de montagne, avec vue prenante sur la mer, nous avons parcouru des kilomètres, sans jamais croiser personne. 


Nous sommes finalement arrivés au village perché de Fontainhas, chez Isabelle.  La minuscule salle à manger était suspendue au-dessus de l’océan, et les vêtements de la famille étaient en train de sécher librement au-dessus du précipice. Ce décor avait quelque chose de surréaliste. Je trouvais cela épatant que les gens soient prêts à parcourir des kilomètres (et pas les plus faciles) pour se retrouver ici, au beau milieu de la montagne, pour partager un repas. Bières fraîches et plateaux abondants de nourritures étaient dispersés sur la table. J’ai mangé les plats qui avaient été concoctés par Isabelle avec un profond sentiment de reconnaissance. Nous, voyageurs d’outre-mer, étions accueillis chaleureusement par cette femme vivant complètement isolée du monde. Le guide nous a expliqué à quel point il avait été difficile de transporter le frigidaire, à dos d'âne, jusqu’ici, car il est impossible d’y avoir accès en voiture - les chemins étant à la fois trop étroits et escarpés.  Ce que je retiens le plus de ce repas, étonnement, ce sont les enfants d’Isabelle qui m’ont procuré un agréable sentiment de promiscuité. Tous réunis autour de la table, nous avons partagé de précieux instants de complicité et de sincère communion.  Après le repas, nous avons poursuivi notre chemin en direction du vallon de Corvo. 



Jour 5 - 4,5 heures de marche, dénivelé +380 / -380 mètres.

J’étais de bonne humeur ce matin-là et confiante dans mes habilités de randonneuse. Certes, mon surplus de poids occupait encore beaucoup trop mon esprit et altérait mon jugement, quant à mes capacités physiques, mais j'avais bien dormi la veille. Je sentais que mon corps avait décidé de me suivre et qu’il appréciait ce temps de qualité passé en nature. Les petits sentiers nous ont fait traverser, en balcon, le cirque très cultivé de Cabo de Ribeira où, au gré des saisons, on récolte café, orange, goyaves, légumes et tubercules de toutes sortes, et où l’on distille le rhum. D’ailleurs, nous nous sommes arrêtés quelques minutes dans une distillerie. Vers l’heure du lunch, nous sommes arrivés chez Tristan. Tristan était un homme dans la cinquantaine, aux allures de jazzman de La Nouvelle-Orléans, dans les années 20, avec un français impeccable, il hébergeait des voyageurs, sur une base régulière, dans sa résidence (ce qu’on appelle une residencial en portugais). La table avait été mise dans un esprit de traditions, avec des assiettes de porcelaine et de l’argenterie méticuleusement disposées sur une magnifique nappe en dentelle blanche brodée, avec des motifs de roses anciennes, provenant assurément d’un riche patrimoine familial. J’ai eu l’impression d’être reçue pour Noël, et non pour un dîner de randonneurs (relativement crasseux). Lorsque je me suis assise à table, j’ai été happée par un profond sentiment de bienséance, à l’égard de mon hôte. Un énorme poisson entier et grillé a été déposé au centre de la table. Il y avait une variété d’accompagnements (légumes, riz, haricots en sauce et patates douces) - un véritable spectacle de couleurs et de textures alléchantes, tout compte fait, c’était véritablement Noël au Cap-Vert. Je me suis surprise à accorder plus de place aux saveurs ce midi-là, car tout semblait plus goûteux et plus festif dans mon palais, je pouvais déceler la subtilité des arômes des aliments. Au-delà de la nourriture, ce qui m’a le plus marquée, c’est le caractère cérémonial du repas. Un ensemble d’assiettes et de couverts antiques m’ont offert un retour aux traditions, et j’ai eu l’impression de rendre hommage, voire même d’offrir un caractère sacré, aux plats que nous avons partagés. La nourriture et la variété des aliments auxquels nous avons accès ne sont jamais à tenir pour acquises. Le sol est parfois riche et parfois il est pauvre. Une table bien mise m’a permis de reconnaître la valeur inestimable que nous devons accorder aux aliments de chez nous. 


Jour 6 - 4 heures de marche, dénivelé +430 / -430 mètres


Dernier jour de randonnée - j’étais prête à quitter le groupe pour un séjour au bord de la mer, mais il y avait également une part de moi qui aurait bien aimé voir davantage de paysages propres à ce pays. Nous avons poursuivi notre chemin sur Ribeira das Patas, entre oasis de cultures, lames basaltiques et villages d'agriculteurs, pour nous arrêter au sommet de la montagne. J’avais terriblement mal aux chevilles pendant la montée. J’ai pris des pauses à maintes reprises afin d’atténuer la douleur. J’ai eu finalement droit à quelques descentes qui m’ont donné un peu de répit et la douleur s’est dissipée peu à peu. Et puis alors, j’ai donné tout ce que j’avais dans le ventre, pour la montée finale, avec les encouragements de mes camarades en trame de fond. Au sommet, il y avait un restaurant familial.  Nous avons été accueillis à bras ouverts par les frères et sœurs, Miguel et Rosa. Le site était parsemé de décorations artisanales fort originales. Un doux visage avait été peint sur des contenants d'eau de javel tournés à l’envers et utilisés comme pots de fleurs, et les tiges des plantes retombantes donnaient l’illusion d’une chevelure bouclée.  Une longue table avait été installée, en dessous d’un abri fabriqué à base de bois et de feuilles de palmiers, avec vue plongeante sur la vallée verdoyante - nous étions les rois et les reines du monde. Pour débuter, nous avons eu droit à un jus d'hibiscus maison et une série de plats fort appétissants ont suivi par la suite. Miguel et Rosa devaient traverser un chemin très étroit, en flanc de montagne, avec les plats, pour nous rejoindre à la pointe où était installée la table   - une prouesse digne d’un équilibriste. J’ai remarqué qu’ils restaient près de nous afin d’observer nos réactions avec engouement. Je pouvais voir la fierté dans les regards qu’ils s'échangeaient entre eux. Puis, la pièce maîtresse est arrivée - la banane flambée ! Mon palais y rêve encore. 


Pendant mon voyage au Cap-Vert, je me suis sentie à la maison à maintes reprises par le simple fait de partager un repas. Quand un repas devient une célébration des aliments qui nous entourent et que les sentiments partagés par les convives, autour de la table, génèrent altruisme, solidarité, humanité, et un brin d’émerveillement- on est chez soi, et ce peu importe qu’on soit au sommet d’une montagne ou dans une banlieue de la rive sud de Montréal.  


















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