Les locaux

Il y a un espace avec vue sur la mer à proximité de l’auberge et quelques chaises y ont été installées afin qu’on puisse lire ou faire la sieste à l'abri du soleil et des regards. Ce n’est pas un espace qui est strictement accessible aux touristes, car les locaux en profitent pour y conclure des ententes commerciales avec les vacanciers : sorties en mer, pour la plongée en apnée ou pour la pêche, randonnées en montagne ou tout simplement pour la vente de poissons frais. 

Je me suis rapidement prise d’affection pour ce lieu de repos. 



L’autre jour, quand j’y suis allée pour lire et rêvasser, un travailleur (un local) était en train de faire la sieste sur une chaise. Sur le coup, j’ai été carrément «outrée». J’ai trouvé ma réaction démesurée et même condamnable. J’ai alors glissé mes affaires dans mon sac de plage et je suis allée prendre une marche au bord de la mer, pour me changer les idées. 


Le lendemain, en fin d’après-midi, j’ai eu la joie d’avoir l’endroit pour moi seule - le bonheur et la sainte paix, jusqu’à ce qu’un pêcheur se pointe le bout du nez. Il était tout joyeux de s’entretenir avec moi et de m'offrir ses services. J’ai décliné gentiment son offre et j’ai poursuivi ma lecture, en étant un tantinet irritée par sa présence. Un tantinet parce que l’irritation faisait tranquillement son chemin, comme un picotement au niveau de la plante du pied. En jetant un œil dans sa direction, j’ai constaté qu’il était toujours là. L'irritation a grimpé d’un cran, elle était maintenant au niveau de mes mollets et elle gagnait du terrain. Quelques minutes plus tard, il s’est assoupi et il a commencé à ronfler. Mon exaspération était alors à son apogée, « mais pour qui il se prend … pourquoi il reste là … C’est n’importe quoi ». Un profond sentiment de jugement et une certaine animosité avaient pris le dessus. Je n'avais aucune considération pour cet homme qui prenait simplement une pause. 


Au loin, j’ai entendu le bruit d’une portière et j’ai compris que de nouveaux voyageurs venaient d'arriver, j’ai cru détecter quelques mots d'Allemands.  Et puis, je me suis rappelé ce que le gérant de l’auberge avait dit l’autre jour : « certains touristes n’apprécient pas la proximité avec les locaux, ils quittent généralement rapidement afin d’être de retour dans un environnement contrôlé sans réel contact avec la population locale ». J’étais horrifiée ! « Mon Dieu, suis-je une femme intolérante et étroite d’esprit … Suis-je une ségrégationniste ».  Le petit hamster dans ma tête était sur le point d'avoir une crise cardiaque - il courait et courait sans fin jusqu’à s'époumoner … et le bruit des ronflements s'intensifiait. 


Les cliquetis du mobile de coquillages accroché au portail m’ont ramenée dans la réalité et j’ai pu déposer mon attention sur les cris d’enfants et le mouvement des vagues. Dans un état maintenant beaucoup plus serein, mais toujours accompagné des ronflements en trame de fond, j’ai eu les mots d’un professeur de méditation (Joseph Goldstein) qui me sont venus à l’esprit : « Les gens nous donnent leur amour non pas en raison de ce que nous sommes, de notre titre ou de notre richesse, mais simplement parce que nous sommes des êtres humains. Et cet amour peut simplement prendre la forme d’un souhait à l’intention de tous les êtres humains : May you be happy (soyez heureux). Les sentiments ne dépendent pas de l'autre personne, ni même de son comportement, ce que nous ressentons à l'égard de quelqu'un dépend uniquement de nous ». J’ai regardé le jeune pêcheur et je lui ai souhaité d’être heureux. Étonnement, il s'est brusquement réveillé, il a regardé son téléphone et s’est levé. Il m’a souri et m’a souhaité une excellente journée. 


Pendant le petit déjeuner le jour suivant, il s’est passé quelque chose d’à la fois surprenant et désarmant. Une des femmes qui travaillent en cuisine (une locale) m’a apporté du Nutella. À ma plus grande déception, il n’y avait pas de Nutella entre le beurre et la confiture ce matin-là. La femme m’avait donc observée pendant mon séjour et elle savait que j’étais la seule personne à tartiner mon pain avec du chocolat et c’est pourquoi elle est allée volontairement le chercher en cuisine afin de me le donner. J’ai trouvé son geste tellement gentil - elle voulait que je sois heureuse (May you be happy). Je lui ai offert en retour un énorme sourire de gratitude et un clin d'œil complice.  


On peut faire le choix d’objectiver les gens ou de les humaniser, c’est à nous de faire un premier pas vers l’autre, un pas vers l’altérité qui nous apparaît parfois si lointaine et d’y trouver des points communs et non les différences. 


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