La chambre Dauphin

Quand le chauffeur m’a déposée devant l’auberge, après 6.5 jours de randonnées, entre villages et vallées verdoyantes de l'île Santo Antão, mon cœur était prêt à accueillir tout ce qui allait m’être offert comme expérience.   


Derrière le portail, il n’y avait personne. Une affiche artisanale sur laquelle était inscrit, au crayon-feutre, « Bienvenue ! Pour la réception, svp appuyez sur la sonnette », avec un gros bonhomme sourire et un soleil dessiné à la main, avait été déposée sur une table. J’ai trouvé la mise en scène hyper charmante et j’ai pesé avec entrain sur la sonnette, qui était posée contre une roche. J’étais vraiment curieuse de rencontrer l'auteur de ce comité d'accueil.  Un homme est arrivé peu de temps après. Il était pied nu et il avait les cheveux en broussailles - un vrai bohème. Il avait un accent européen et des yeux fatigués. Il a fait brièvement un survol des lieux et m’a offert une bière. J’ai beau chercher, je ne me souviens pas de son prénom - seulement de ses yeux fatigués et de son air insondable. Il avait clairement du vécu (du bon, du mauvais, je ne saurais dire). Il a disparu par la suite, avec une bière à la main, et m’a laissée seule avec ma valise.   J’ai compris que j’allais devoir la jouer assez relaxe et m’adapter à cet univers parallèle. 



La clé de ma chambre avait été laissée dans la serrure et un porteclé en bois, en forme de dauphin, y était attaché à l’aide d’une ficelle de jute. J’ai donc décidé de surnommer ma chambre la chambre Dauphin. Une fois à l’intérieur, je n’ai pas été étonnée. Sandrine qui travaille à l'agence de voyages m’avait avisée du caractère rustique des lieux - je n'avais donc aucun jugement en ce qui a trait à la décoration passée de mode et au manque de commodités de base, comme les serviettes de toilette, le savon ou les draps. Au contraire, je trouvais que l’endroit m’offrait un retour à la simplicité. J’ai fermé mon téléphone (faute de réseau) et j’ai rangé ma montre dans une poche de ma valise. J’ai quitté la chambre en laissant la clé dans la serrure, à partir de ce moment-là, j’étais résolue à vivre au rythme de mon nouvel habitat.  


Quand la charge mentale du quotidien s’évapore et que la seule chose qui est à votre agenda est de lire, manger ou se baigner, il y a beaucoup plus d’ouverture pour les nouvelles rencontres et les échanges enrichissants entre inconnus, particulièrement quand on voyage seul.  C’est elle qui m’a approchée en premier : « C’est toi la Québécoise qui se retrouve au bout du monde ?» « Euh! Oui, pourquoi ? » , «c’est quoi les chances , hein ? Moi aussi, je suis québécoise ».  Sur le coup, j’ai été un peu déçue, comme si on m’avait retrouvée malgré tous mes efforts d’évasion. Mais assez rapidement, j’ai constaté que j'avais rencontré une amie. 

Les intérêts communs étaient nombreux et surprenants.  Elle était douce et charmante. Ils étaient des nomades sans attache qui parcouraient le monde d’un océan à l’autre au gré des saisons. Elle avait 43 ans et lui 50 ans. Il était de Barcelone et elle de Montréal. « Ça me prend 24 à 48h avant de m’adapter à un nouveau pays. Pour lui, c’est beaucoup plus simple, il s’adapte en seulement quelques heures »


J’ai passé à travers plusieurs gammes d’émotions lors de nos échanges.  J’ai commencé par être envieuse d’autant de liberté, mais après j’ai été envahie par un sentiment d’instabilité et d’insécurité. Comment est-il possible de vivre sans ancrage - sans un point de répit où tout s’arrête et où tout est familier ? Je me suis sentie seule et vulnérable. J’ai aussi remis en question ma perception du couple. Vivre sous le même toit, mais jamais le même toit.  Tant de conceptions sociétales balayées du revers de la main. La notion primaire de ce qui définit un chez-soi n’avait plus de raison d’être. Tout s’écroulait !  J'étais confrontée à une nouvelle façon de vivre le monde. Elle avait ouvert un univers de possibles et mon coeur écoutait avec avidité et fébrilité.


Et puis alors, j’ai pensé à la simplicité de la chambre Dauphin. Pourquoi ne pas voir les choses aussi simplement quand elles se présentent à nous ?  La signification de ce qui est chez soi (ou chez nous) varie en fonction de nous seuls. Chez soi peut être un sentiment que nous vivons à travers une personne ou à travers un lieu. Ariane (la Montréalaise) m’a fait sentir à la maison (sans le savoir, et jusque là moi non plus, d’ailleurs) non pas parce qu’elle était montréalaise ou parce qu’elle parlait mon patois, mais parce qu’elle nourrissait mon cœur avec volupté. Elle a fait renaître un émerveillement et une douceur que je croyais à tout jamais perdus et qui m’ont rappelé ce que c’était vraiment d’être à la maison - mon chez-moi à moi, tout chaud et tout beau. La Québécoise que j’ai rencontrée au bout du monde m’a donné la possibilité de vivre en ayant pour seul et unique ancrage une boussole interne qui saura toujours me ramener vers qui ou quoi me fait sentir à la maison.  Le cœur sait foncièrement ce qu'il définit comme étant la maison - il suffit d’y prêter attention. 


Dans le vol Lisbonne-Montréal, j’étais assise à côté de deux Gaspésiennes à la retraite (65 ans et 68 ans). Elles avaient parcouru le Portugal à sac à dos pendant plus de 6 semaines (auberges de jeunesse et tralala). « Simplicité et légèreté », avaient-elles dit quand j’ai paru impressionnée par leur témérité.  Après coup, j’ai eu une pensée et un léger sourire à l’intention de la chambre Dauphin, car tout est toujours une question de perspective. 


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