Bô’ tard!

Le goût de la normalité (du commun) est à la fois étrange et subtil. On déambule dans les rues et soudainement on ne ressent plus les regards que les gens portent sur nous - on fait maintenant partie de la vaste majorité. Le corps se détend parce qu’il n’est plus l’anomalie dans le tableau, mais une partie cohérente et harmonieuse de la toile. Fondre dans la foule procure un profond sentiment de légèreté et d’être. On sort du mode survie pour découvrir douceur et simplicité. Notre corps n’est plus l’objet de discussion ou en quête d’approbation, « il est » tout simplement. Sous l’effet de cette normalité - les gens remarquent d’autant plus nos attributs.  Comme jamais dans le passé, les gens relèvent des caractéristiques qui vont bien au-delà de la couleur et de la forme. Mes yeux deviennent soudain fascinants et mon visage lumineux - ce qui est beau et qui a toujours été présent reprend sa place. 

C’est une véritable onde de choc ! Vivre dans un corps différent qui n’est pas toujours accepté à un impact. La disparition du traditionnel « tu viens d’où » et de la comparaison avec les standards de beauté allègent le cœur et l’esprit.  Le corps reprend sa place dans l’espace, mais également sa juste valeur, et ce dans les moindres détails de sa complexité. Au Cap-Vert, j’ai découvert mes attributs - des spécificités qui me sont propres et qui me rendent unique. Fondre dans la masse m’a étrangement fait sortir de la masse - je me suis vue comme je suis vraiment, sans filtre ou préjugé. 


Le contact amical et spontané avec la population m’a également profondément marquée. L’acceptation inconditionnelle des gens dans leur quotidien est incroyablement salutaire. 


7h45 - Je suis dans le petit bâtiment adjacent au quai et j’attends le traversier qui me ramènera dans la ville de Mindelo. Je suis contrariée parce que j’aurais préféré dormir plus longtemps à ses côtés - quelques heures de plus avec lui avant de revenir à la réalité. Le bâtiment est petit et il n’y pas beaucoup de places. Le traversier quitte à 9h00. J’ouvre mon sac et j’y trouve le sandwich que l’auberge m’a préparé la veille. Il est peu attrayant, mais j’ai faim. 


8h15 - Il commence à y avoir plus de gens et moins de places. Une dame à mobilité réduite s'assoit à côté de moi. Une seconde dame approche avec sa mère. Par courtoisie, je leur cède ma place, elles sont ravies et reconnaissantes. 


8h30- La vieille dame me sourit en ouvrant son sac. Elle souhaite partager son petit déjeuner avec moi. Elle parle en créole portugais et je ne comprends rien. 

Empreinte de délicatesse, elle me tend à manger. Je souris et je cherche sa fille du regard. Celle-ci comprend que je ne parle pas la langue. Elle explique la situation à sa mère et je vois de la déception dans le regard de celle-ci. Je ressens la même chose et j’imagine toutes les histoires et la complicité que j’aurais pu développer avec cette femme. 


8h50 - Le traversier nous attend, je saisis ma valise et mon sac à dos et je les salue poliment. 


10h30- Plusieurs chauffeurs de taxi sollicitent les gens à Mindelo. Celui qui doit me ramener à l’hôtel porte les couleurs de l'agence et une affiche avec mon nom dans les mains. Il s’adresse à moi en portugais et continue à scruter la foule de voyageurs, je comprends qu’il s’attend à voir une femme blanche. Je trouve la situation plutôt comique et je lui montre mon étiquette de bagage. Gêné, il bredouille quelques mots d’excuse dans un français approximatif. Il prend immédiatement ma valise et m’amène à la voiture - une Mercedes avec beaucoup de millages. À ma grande surprise, il ouvre la portière avant et m'invite à m’asseoir à côté de lui. Je dénote de l'enthousiasme et une certaine connivence à mon égard. La fraternité est palpable et me rend très à l’aise. La route vers l’hôtel est très courte - moins de 20 minutes, mais Alberto souhaite absolument me faire un tour de ville personnalisé. Il me fait découvrir ses lieux préférés ainsi que son quartier - rien de touristique, son quotidien, tout simplement. Il est fier de me faire découvrir ces lieux et son sourire est contagieux. Une fois arrivé à l’hôtel, il m'aide avec ma valise et m’indique avec entrain qu'il viendra me chercher demain à 9h30 pour m'amener à l'aéroport. Il me serre la main avec une étincelle de bonté et de reconnaissance dans les yeux. D'xpox, gente t' oiá (on se voit plus tard). 


Il est encore tôt, je décide donc de prendre une douche et de faire la sieste - bien contente de retrouver un lit douillet sans moustiquaire et insectes suspects. La plage c’est bien, mais rien ne vaut une douche bien chaude et un lit confortable. Quelques heures plus tard, je décide d’aller passer le reste de la journée à la piscine. Hier, en voiture avec Alberto, j’ai aperçu une piscine dans un hôtel à proximité de la marina avec vue sur la mer et sur les bateaux amarrés. En marchant vers l’hôtel, une femme de mon âge m’interpelle avec insistance : Bô’ tard! ( bon après-midi). Vraisemblablement, elle croit me connaître. Je me suis retournée confuse, sans comprendre la signification de ces mots. Je connaissais Bom dia! mais pas Bô’ tard! J’ai poursuivi mon chemin et elle était clairement offusquée par ma réaction ou plutôt mon absence de réaction.  



Assise au bord de la piscine, j’ai compris tardivement que j’avais passé la dernière étape : l’appartenance. Je ne fondais plus dans la foule, j’appartenais maintenant à la foule. 


Bô’ tard! est aujourd’hui l’expression qui me fait sentir capverdienne, et cela pour toujours. J’aime aussi croire que je suis une femme d’après-midi et non du matin.  


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